Le 29 février 2024, Elon Musk, investisseur historique d’Open AI, a saisi la Superior Court of California (San Francisco) d’une plainte à l’encontre de l’entreprise Open AI (propriétaire et exploitant de Chat GPT) de ses différentes filiales, constituées entre 2015 et 2023 selon une structure corporate relativement complexe, et de ses fondateurs principaux Sam Altman et Grégory Brockman.
Nous examinerons successivement (i) les faits à l’origine de cette action judiciaire, (ii) les grandes questions juridiques qu’elle soulève (iii) les fondements juridiques sur lesquelles elle repose (iv) et enfin les motivations réelles ayant pu conduire le charismatique Elon Musk à engager aujourd’hui une telle action à l’encontre de l’entreprise star de l’intelligence artificielle générative et de ses fondateurs.
Un désaccord entre d’une part, Elon Musk, et d’autre part Sam Altman et Grégory Brockman, concernant la finalité d’Open AI et de l’intelligence artificielle est à l’origine de cette action.
Pour comprendre ce différend, il convient de remonter aux origines de la création d’Open AI. En 2014, Google a acquis DeepMind et s’est propulsé en tête d’une course à l’innovation et à l’intelligence artificielle générale (AGI). Cet évènement a suscité de nombreuses préoccupations de la part de la communauté scientifique, dont Elon Musk, sur les risques que ferait courir pour l’Humanité la monopolisation de cette technologie par une entreprise privée qui l’utiliserait afin de maximiser ses profits, tout en préservant le secret sur ses modalités de conception et ses capacités techniques.
La nécessité de concurrencer Google et de développer une intelligence artificielle ouverte s’est dès lors imposée.
C’est ainsi que le 8 décembre 2015, Sam Altman et Grégory Brockman ont conclu avec Elon Musk un accord portant sur la création d’Open AI, un laboratoire spécialisé dans le développement d’outils d’Intelligence Artificielle Générale (AGI) au bénéfice de l’Humanité toute entière, sur la base d’une mise à disposition du public des développements technologiques à venir, en open source (L’Accord Fondateur). Il était convenu, compte tenu de cet objectif, qu’Open AI poursuivrait un but non lucratif.
Au regard de l’objet social de cette entreprise, parfaitement conforme à sa conception de l’Intelligence Artificielle Générale (AGI), Elon Musk y a investi près de 44 millions de dollars entre 2015 et 2020. Il aurait par ailleurs fourni à l’entreprise de nombreuses orientations sur sa recherche et permis le recrutement des meilleurs scientifiques mondiaux afin qu’ils participent à l’élaboration d’outils d’Intelligence Artificielle Générale (AGI) au bénéfice de l’Humanité, c’est-à-dire sans aucune appropriation par une ou plusieurs entreprise(s) commerciale(s) privée(s) poursuivant un but lucratif.
Or, en 2020, Open AI, alors dirigée par Sam Altman, a concédé à Microsoft, via une nouvelle structure commerciale à but lucratif, une licence exclusive portant sur les droits de propriété intellectuelle afférents à son outil Chat GPT-3, devenu Chat GPT-4 en 2023. En outre, les informations entourant la conception, le code source et le mode d’apprentissage de la technologie et de l’algorithme sous-jacent n’ont pas été partagées en open source, mais conservées secrètes par Open AI, comme l’auraient classiquement été n’importe quel secret d’affaires dans une entreprise commerciale.
Au travers de son action, Elon Musk dénonce ce qu’il présente comme une grave dérive commerciale, en faisant valoir qu’en pratique, cet outil d’Intelligence Artificielle Générale (AGI) est désormais détenu de fait par Microsoft, laquelle l’a intégré dans sa suite Office dans le cadre de Copilot, un algorithme d’intelligence artificielle disponible au titre d’une licence payante.
En conséquence, Elon Musk estime que ces agissements ont eu pour effet dévastateur de transformer Open AI en une filiale de Microsoft, développant une intelligence artificielle à code source fermé dans un but purement lucratif, et ce en violation des termes d’Accord Fondateur du 8 décembre 2015.
La première question soulevée par cette action est celle de l’usage et du niveau de performance atteint à ce jour par l’intelligence artificielle.
En la matière, deux types d’intelligence artificielles s’opposent. L’intelligence artificielle à usage général (AGI) - ou intelligence artificielle forte –, d’une part, est généralement définie comme une technologie qui permet d’accomplir une large variété de tâches de nature diverse et qui a la capacité d’apprendre par elle-même, de comprendre le contexte et de s’adapter à de nouvelles situations à l’instar d‘un humain.
D’autre part, l’intelligence artificielle spécifique – ou étroite – n’est pas dotée d’une capacité de compréhension générale du contexte mais est conçue pour effectuer une tâche unique de manière performante, dans un domaine de spécialisation en particulier (par exemple, la traduction pour Deepl).
Elon Musk soutient dans sa plainte que l’intelligence artificielle aurait atteint le niveau de performance d’une Intelligence Artificielle Générale (AGI), en contradiction avec la très grande majorité de la communauté scientifique, en particulier par Yann Le Cun, co-inventeur des réseaux de neurones artificiels de renommée mondiale.
Au soutien de sa thèse atypique, Elon Musk fait valoir que Chat GPT a obtenu le score de 77% à l’examen de sommelier, le score de 90% à l’examen du Barreau américain et ce même celui de 99% à un test de raisonnement verbal.
Elon Musk considère que l’atteinte de ce Graal ultime imposerait aujourd’hui à Open AI et Microsoft, de partager, en toute transparence, la technologie de Chat GPT avec l’Humanité toute entière (et plus concrètement, avec tous ses potentiels concurrents, dont GROK porté par le réseau social X ex. Twitter), dans une démarche open source.
Elon Musk fait ainsi valoir que l’Intelligence Artificielle Générale (AGI) représenterait une grave menace pour l’Humanité car sa capacité à comprendre et résoudre n’importe quelle tâche comme – voire mieux – qu'un humain la rendrait économiquement plus rentable, et ce de façon exponentielle. Par conséquent, la monopolisation de cette innovation par une société privée à but lucratif serait immanquablement génératrice d’abus et de dangereuses dérives au préjudice de l’Humanité.
Au contraire, le partage de cette avancée technologique majeure avec l’Humanité, sur la base d’une mise à disposition du public en open source, permettrait de générer des intelligences artificielles sûres et bénéfiques, et entraînerait ultimement une forme d'autorégulation entre les opérateurs économiques qui empêcherait toute dérive.
À l’inverse, Sam Altman a toujours fait valoir, au sein d’Open AI, que plusieurs années de R&D seraient encore nécessaires pour atteindre l’Intelligence Artificielle Générale (AGI), Chat GPT n’étant en dépit de son immense succès auprès du public, que la matérialisation d’une Intelligence Artificielle étroite.
Tout l’enjeu pour Elon Musk est donc de voir juger qu’Open AI à bien aujourd’hui atteint le stade de Intelligence Artificielle Générale (AGI), de telle sorte que ses développements technologiques devraient être exclues du champ d’application de la licence concédée à Microsoft et, partant, partagées en open source dans un but non-lucratif. Elon Musk ne va donc pas jusqu’à soutenir qu’une intelligence artificielle étroite devrait s’inscrire dans cette même logique de partage open source, et admet donc implicitement le secret des développements et la monétisation par des licences dans cette hypothèse d’une IA étroite qu’il considère aujourd’hui dépassée pour Chat GPT.
Cinq fondements juridiques sont invoqués au soutien de la plainte :
En premier lieu, Elon Musk invoque une violation de l’Accord Fondateur d’Open AI élaboré au cours de divers courriels échangés par Elon Musk, Sam Altman et Grégory Brockman entre le 25 mai et le 24 juin 2015 et matérialisé par écrit au sein des articles 3 et 5 du certificat d’immatriculation d’Open AI daté du 8 décembre 2015.
L’article 3 de ce contrat mentionne en effet qu’Open AI « est une société à but non lucratif organisée exclusivement à des fins caritatives et/ou éducatives […] et non autour du gain d’une société privée ou d’une personne » et développe des technologies pour le seul bénéfice de l’Humanité. Dans le prolongement de cette stipulation, l’article 5 indique que « les biens détenus par Open AI sont irrévocablement affectés à son objectif social ».
C’est en contrepartie de la correcte exécution de ce contrat qu’Elon Musk aurait investi 44 millions de dollars dans l’entreprise Open AI et aurait participé activement dans la définition de ses orientations et dans le recrutement d’éminents scientifiques.
Or, en octroyant à Microsoft une licence sur l’outil Chat GPT, en omettant de divulguer au public son code source et en permettant à Microsoft d’occuper un siège au conseil d’administration d’Open AI et, ainsi, d’exercer une influence et un contrôle indus sur les activités à but non-lucratif d’Open AI, les défendeurs auraient violé les termes de ce contrat.
Elon Musk invoque en second lieu l’abus de confiance (promissory estoppel), fondement spécifique du droit californien. En effet, Sam Altman et Grégory Brockman auraient garanti à Elon Musk, aux termes des échanges écrits intervenus entre le 25 mai et le 24 juin 2015, qu’Open AI développerait des outils d’intelligence artificielle générale (AGI) en open source au bénéfice de l’Humanité dans un but non lucratif, et ce afin de l’inciter à investir des millions de dollars dans cette société.
Or, si Elon Musk s’est légitiment fié à ces promesses, les défendeurs auraient contredit la portée de leur engagement et auraient dévoyé Open AI de sa mission non-lucrative en cessant de fournir le code source de Chat GPT au public et en concédant à Microsoft une licence exclusive sur ce outil.
Selon Elon Musk, il résulterait des agissements de Sam Altman et Grégory Brockman un abus de confiance assimilable au détournement d’un don au profit d’une organisation à but non lucratif.
Le troisième fondement invoqué au soutien de la plainte est la violation du mandat de confiance de tout investisseur, ou breach of fiduciary duty. En effet, en vertu de la section 17510.8 du California Code, Business and Professions Code, tout bénéficiaire d’un investissement est tenu d’utiliser les contributions financières investies aux fins pour lesquelles elles ont été versées.
Or, en utilisant l’argent versé par Elon Musk ainsi que les droits de propriété intellectuelle financés par ces fonds à des fins lucratives en violation du contrat du 8 décembre 2015, en omettant de divulguer au public le code source de Chat GPT et en permettant à Microsoft d’occuper un siège au conseil d’administration d’Open AI, Sam Altman et Grégory Brockman auraient méconnu cette obligation légale.
En quatrième lieu, Elon Musk estime que Sam Altman et Grégory Brockman se seraient livrés à des pratiques commerciales déloyales à son égard en sollicitant des dons sous le prétexte fallacieux que de tels dons serviraient à accomplir le but non-lucratif d’Open AI.
Or, sans ces agissements déloyaux, Elon Musk fait valoir qu’il n’aurait pas investi d’argent dans l’entreprise Open AI.
Ainsi, ces agissements contreviendraient à l’interdiction des pratiques commerciales déloyales formulée aux sections 17200 et suivantes du California Code, Business and Professions Code et causeraient à Elon Musk un préjudice direct et certain.
Enfin, Elon Musk indique que Sam Altman et Grégory Brockman auraient utilisé tant les fonds investis par Elon Musk que les droits de propriété intellectuelles acquis grâce à ces fonds à des fins lucratives, ce qui contreviendrait à la lettre de l’Accord Fondateur du 8 décembre 2015.
En conséquence, Elon Musk se trouverait dans l’incapacité d’identifier la manière avec laquelle ses investissements ont été distribués et utilisés. Il sollicite donc un droit d’accès aux comptes d’Open AI, ou accounting, procédure d’audit spécifique au droit californien.
Fort de ces fondements et arguments, Elon Musk sollicite du tribunal d’une part qu’il enjoigne aux défendeurs, sous astreinte, de se conformer aux termes de l’Accord Fondateur du 8 décembre 2015, notamment en rendant l’intelligence artificielle de nouveau accessible au public et en cessant l’exécution du contrat de licence conclu avec Microsoft, cette dernière conservant secrètement le code source de Chat GPT dans l’unique but de maximiser ses profits. Concrètement, Elon Musk sollicite donc l’arrêt de l’exploitation de Chat GPT par Microsoft.
D’autre part, Elon Musk requiert que les fonds qu’il a versés à Open AI soient comptabilisés de façon précise et lui soient restitués.
Elon Musk sollicite par ailleurs que le tribunal se prononce sur le montant des dommages et intérêts compensatoires et punitifs qui lui seront versés en réparation des préjudices qu’il aurait subi du fait des agissements de Sam Altman et Grégory Brockman.
Enfin et surtout, Elon Musk sollicite du tribunal qu’il admette judiciairement que Chat GPT, Q* et tout autre futur algorithme en cours de développement par Open AI sont des intelligences artificielles générales (AGI) et qu’il ordonne de fait leur exclusion du champ d’application de la licence consentie à Microsoft. Elon Musk fait de cette demande une priorité dans le but de contrecarrer toute monétisation de Chat GPT qui serait motivée par la recherche de financements en vue d’atteindre plus rapidement le statut d’intelligence artificielle générale (AGI).
L’ensemble de ces éléments conduit à s’interroger sur la finalité de cette action en justice.
En l’espèce, cette finalité est protéiforme, et celui qui prétend pouvoir énoncer l’unique motivation d’Elon Musk ne pourra que s’y méprendre.
En effet, Elon Musk a toujours fait part de ses préoccupations sur les dangers que l’Intelligence Artificielle Générale (AGI) soit détenue par une unique société privée, en particulier depuis l’acquisition de Deep Mind par Google en 2014. Il a d’ailleurs partagé cette inquiétude tant avec le Président Barack Obama, avec lequel il s’est entretenu en 2015, qu’avec le gouvernement américain à qui il a adressé, le 28 octobre 2015, une lettre ouverte afin d’enjoindre les autorités à réguler l’intelligence artificielle générale (AGI) dans l’intérêt général.
C’est encore sa conviction profonde de la nécessité d’une l’intelligence artificielle accessible en open source qui l’aurait conduit à créer Open AI avec Sam Altman et à investir dans cette société plus de 44 millions de dollars entre 2015 et 2020.
Il ne peut être exclu que cette action judiciaire soit sincèrement motivée par le refus, par Elon Musk, du dévoiement de la conception originelle d’Open AI.
Il est possible d’en douter, tant GROK, l’intelligence artificielle générative qu’il a développé le 7 mars 2023 pour concurrencer Chat GPT à partir des contenus publiés sur le réseau social X (ex Twitter), rencontre actuellement un succès balbutiant.
Il faut en effet se rappeler qu’en 2017, devant la prise de conscience que l’intelligence artificielle générale (AGI) nécessiterait davantage de capitaux que ce que Open AI était en mesure lever en raison de son statut d’organisation à but non-lucratif, Elon Musk avait proposé de fusionner cette dernière avec son entreprise Tesla afin que la seconde soutienne la première. Sam Altman avait refusé cette proposition, ce qui avait conduit Elon Musk à quitter Open AI et à ambitionner de développer une intelligence artificielle autonome au sein de Tesla.
L’éconduite d’Elon Musk dans son projet par Sam Altman n’aurait-elle donc pas pu rejaillir en 2024, au titre d’une rivalité entre les deux hommes murie depuis 2017 ?
En effet, bien que Sam Altman et Grégory Brockman soient les deux fondateurs d’Open AI, Elon Musk en a été le principal investisseur en participant à son capital à hauteur de 44 millions de dollars entre 2015 et 2020.
Elon Musk a par ailleurs été à l’origine de la dénomination « Open AI », qu’il a proposée en 2015 et qui évoque sa conception d’une intelligence artificielle accessible en open source au bénéfice de l’Humanité.
Dès lors, cette plainte ne pourrait-elle pas dévoiler la quête effrénée d’Elon Musk d’une reconnaissance du statut de fondateur de fait d’Open AI, dans le prolongement du litige l’ayant opposé aux véritables fondateurs de Tesla ?
En conclusion, les chances de succès de cette action paraissent a priori marginales en ce qu’elle repose sur un postulat qui laisse perplexe, à savoir celui de la prétendue atteinte au début de cette année 2024, du stade de l’Intelligence Artificielle Générale (AGI), en opposition avec l’immense majorité de la communauté scientifique mondiale.
Quel que soit l’issue de cette procédure, celle-ci aura l’immense mérite de retracer avec une précision d’historien les étapes de la création d’Open AI et du déploiement mondial de l’intelligence artificielle générative, en démontrant de façon paradoxale que les Hommes, avec leurs forces et leurs faiblesses, restent – pour combien de temps encore ? – au centre du jeu.