Les décisions en matière de propriété intellectuelle jugeant qu’à défaut de respect du formalisme de l’article 931 du Code civil, les cessions à titre gratuit sont nulles se multiplient ces derniers temps. C’est ainsi qu’en droit d’auteur, dans un obiter dictum, le tribunal judiciaire de Paris souligne le 11 septembre 20241 :
« Il est relevé en outre que les cessions de droit à titre gratuit doivent suivre le formalisme édicté par l’article 931 du code civil pour les donations, non rapporté en l’espèce ».
Le 25 octobre 2024, la Cour d’appel de Paris2 a évité cette solution en matière de brevets en appliquant une loi américaine. Tout ceci faisant suite à une jurisprudence marques3 dont on ne peut ignorer l’existence.
Les incidences pratiques de ces décisions sont très importantes. La nullité, qui, faut-il le rappeler, est une nullité absolu4 peut être demandée dans un délai de cinq ans. Cela créé donc une forte insécurité juridique. Le point est d’autant plus dommageable que les situations où l’on fait appel à des cessions ou des licences gratuites dans les contrats de la propriété intellectuelle sont très nombreuses.
Dans le droit des brevets, les licences croisées gratuites sont fréquentes en présence d’inventions de dépendance. Dans le droit des marques, il est tout aussi fréquent d’envisager des cessions intragroupes visant à regrouper un portefeuille dans une même entité (souvent pour des raisons fiscales). Dans le droit d’auteur, les licences gratuites sont présentes dans les Creatives commons, dans le secteur de l’édition…Tout ceci sans évoquer les contrats des influenceurs souvent construits sur des pratiques de gifting5 ou, pour tous les droits de propriété intellectuelle, dans le cadre des transactions avec les concessions réciproques.
Bien évidemment nous pourrions minimiser cette jurisprudence en évoquant des décisions d’espèces. Il est vrai que tous les jugements et arrêts rendus reposaient sur des faits bien particuliers qui expliquent les solutions. Mais méfions-nous des décisions d’espèce !
Rappelons-nous l’arrêt Chaussade6 (qui cantonnait le formalisme de l’article L. 131-3 à certains contrats d’auteur) dont on avait dit qu’il était un arrêt d’espèce. Il a suscité une jurisprudence pendant 10 ans ! L’on peut penser par ailleurs que ces décisions sont tout à fait critiquables. Il est de jurisprudence constante qu’une donation comporte, un élément matériel, le dépouillement et un élément intentionnel, l’intention libérale. La Cour de cassation a toujours décidé que l’intention libérale ou animus donandi ne saurait être déduite de l’absence de prix7. Or c’est précisément ce que font les juges du fond dans ces affaires. Sans attendre l’arrêt de la Cour de cassation qui viendrait clore le débat, les praticiens sont tout de même invités à imaginer des solutions afin de régler ces difficultés.
Il nous semble qu’il existe déjà des situations (sans jouer les Madame Irma) dans lesquelles les risques de requalification pourraient être écartées. Ainsi les cessions gratuites entre sociétés commerciales nous semblent présenter un faible risque d'être requalifiées en donations, la recherche d'une intention libérale semblant difficile à admettre. Il en est de même d’une cession qui intervient dans le cadre d'un accord transactionnel pour mettre fin à un contentieux ou bien d’une cession/apport en société (par exemple, lorsque le transfert de propriété intervient entre un président fondateur de société et cette société).
En dehors de ces hypothèses, il convient de tirer parti d’un arrêt de la Cour de cassation rendu le 13 juin 20068 (et qui figure sous l’article 1169 du Code civil qu’il convient d’avoir à l’esprit) :
« Mais les juges du fond ne peuvent annuler pour défaut de cause une cession de bandes sonores consentie pour un prix dérisoire sans rechercher si cette cession ne s’inscrit pas dans le cadre d’une opération économique constituant un ensemble contractuel indivisible propre à lui conférer une contrepartie ».
Les praticiens sont donc invités à « causer » la gratuité (pour adopter un vocabulaire qui n’a plus lieu d’être depuis la reforme des obligations). C’est ainsi que l’on précisera que le cessionnaire d’une marque accepte la gratuité à condition de faire la promotion du signe distinctif ou que l’auteur concède cette même gratuité à un éditeur en sachant que cette gratuité contribuera à augmenter la cote de l’artiste. Les avenants permettant de lever les doutes sur l’intention libérale permettront certainement d’éviter la nullité du contrat principal (même s’il n’est pas certain qu’ils soient bien opposables à l’administration fiscale).
1 RG n° 24/50726
2 Paris 25 octobre 2024, Cisco Systems France C. Centripetal Limited, inédit RG n° 23/17701
3 TJ Paris, 3e ch., 3e sect., 8 févr. 2022, n° 19/14142, M. X. c/ Akis Technology et M. Y., Paris, pôle 5, 1ère ch., 13 mars 2024, RG n° 22/05440
4 Ce qui veut dire que tout le monde peut l’invoquer
5 F. Dumont, A. Amossé “Le contrat d’influenceur et la pratique contractuelle », Prop. Intell. 2024 n°92 p. 133 et s
6 Cass. Civ 1° 21 novembre 2006 JurisDat n°2006-036063
7 Cass. civ. 1° 4 novembre 1981 n°80-12.255
8 Cass. civ. 1° 13 juin 2006 n°04-15.456