Les projets d’IA sur mesure (qu’ils soient prédictifs, analytiques, discriminatifs, agentiques ou autres) offrent aux entreprises du luxe et de la mode des opportunités d’innovation et d’efficacité inédites. Toutefois, la nouveauté et la complexité de ces technologies s’accompagnent de risques juridiques qu’il convient d’anticiper.
La contractualisation de tels projets revêt ainsi une importance cruciale : un cadre juridique sécurisé et équilibré est le gage d’une collaboration sereine entre l’entreprise cliente et son prestataire technologique. Il permet de protéger les intérêts de chacun, de clarifier les responsabilités et de prévenir d’éventuels litiges.
Dans cette perspective, nous vous présentons ci-après dix recommandations essentielles à intégrer dans tout contrat relatif à un projet d’IA sur mesure.
Le contrat doit d’abord circonscrire avec précision le périmètre du projet d’IA. Il convient de détailler les objectifs poursuivis, la nature de la solution à développer (par exemple, un algorithme prédictif pour la gestion des stocks ou un outil analytique pour la segmentation de la clientèle) ainsi que les livrables attendus. Un cahier des charges technique peut être annexé afin de fixer les spécifications fonctionnelles et techniques. Cette clarté initiale évite les malentendus et les dérives de périmètre (scope creep), en assurant que le prestataire comme le client partagent une vision commune du projet.
Chaque partie prenante doit voir ses obligations explicitement définies dans le contrat. L’entreprise cliente peut, par exemple, s’engager à fournir au prestataire les données et ressources nécessaires à l’entraînement de l’IA ou à apporter son expertise métier, tandis que le prestataire s’engage à mettre en œuvre les moyens humains et techniques appropriés pour développer la solution. Il est important de préciser si le prestataire est tenu à une obligation de moyens (déployer tous les efforts raisonnables) ou de résultat (atteindre un objectif déterminé) et de détailler les responsabilités de chacun en cas de défaillance ou de retard. Cette répartition claire des rôles prévient les zones d’ombre quant à « qui fait quoi » et facilite le règlement des différends éventuels.
La question des droits de propriété intellectuelle sur l’IA développée et sur ses résultats doit être tranchée dès la négociation contractuelle. Le contrat doit déterminer qui, du prestataire ou du client, sera titulaire des droits sur les livrables (code source, modèles entraînés, données enrichies, designs générés, etc.) et dans quelles conditions le client pourra utiliser la solution. Dans le secteur du luxe et de la mode, où les créations et les données ont une valeur stratégique élevée, il peut être crucial d’obtenir une cession de droits au bénéfice de l’entreprise cliente ou, à tout le moins, une licence d’exploitation suffisamment large pour son usage exclusif. Par ailleurs, le prestataire doit garantir qu’il dispose de tous les droits nécessaires sur les outils et composants utilisés (y compris d’éventuels logiciels tiers ou ressources open source) afin d’éviter toute atteinte aux droits de tiers. À cet effet, une clause de garantie d’éviction peut être prévue pour prémunir l’entreprise contre tout recours ultérieur en contrefaçon ou en usage illicite de la technologie fournie.
Si le projet d’IA implique le traitement de données à caractère personnel (par exemple des données clients pour un module de recommandation ou d’analyse des tendances), le contrat doit comporter des clauses assurant le strict respect du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) et des lois nationales applicables. Il convient de définir précisément les finalités de traitement autorisées, la durée de conservation des données, ainsi que les mesures de sécurité et de confidentialité appliquées à ces données. Le prestataire, s’il accède à des données personnelles de l’entreprise cliente, devra agir en tant que sous-traitant au sens de l’article 28 du RGPD : un avenant de traitement des données (Data Processing Agreement) devrait formaliser ses obligations (limitation des usages, aide au respect des droits des personnes, suppression ou restitution des données en fin de contrat, etc.). En outre, le contrat devrait exiger du prestataire qu’il notifie sans délai toute violation de données personnelles et qu’il n’utilise pas ou ne conserve pas les données au-delà de ce qui est nécessaire au projet.
Indépendamment des données personnelles, le prestataire aura vraisemblablement accès à des informations sensibles de l’entreprise (données marketing, plans stratégiques, croquis de nouvelles collections, résultats financiers, etc.). Il est donc indispensable d’inclure une clause de confidentialité protégeant le secret des affaires de l’entreprise cliente. Le prestataire devra s’engager à ne divulguer aucune information confidentielle reçue et à ne les utiliser qu’aux fins du projet d’IA. Parallèlement, des engagements robustes en matière de sécurité informatique doivent être prévus. Par exemple, le contrat peut exiger le recours à des protocoles de chiffrement pour les données, la mise en place de contrôles d’accès stricts, la journalisation des actions sur le système, et plus généralement toute mesure technique garantissant l’intégrité et la disponibilité des données et résultats du projet. De telles dispositions sont cruciales pour prévenir les fuites d’informations stratégiques ou les cyberincidents, particulièrement dans une industrie où la réputation et l’exclusivité font partie des actifs majeurs.
Le contrat doit prévoir des critères mesurables de performance et de qualité permettant d’évaluer la solution d’IA livrée. Par exemple, un taux de précision minimal pourrait être exigé pour un modèle de prédiction, ou un temps de réponse maximal pour un système agent conversationnel. Il est judicieux d’inclure une phase de recette (tests d’acceptation) durant laquelle l’entreprise cliente vérifie, sur la base de scénarios concrets, que la solution correspond aux spécifications convenues et fonctionne correctement dans son environnement. Les modalités de validation des livrables, de même que la possibilité de demander des corrections ou des améliorations en cas de résultats non conformes, doivent être clairement stipulées. En fixant dès le départ ces exigences de performance (éventuellement sous forme de SLA – Service Level Agreements), l’entreprise s’assure d’obtenir un outil efficace et conforme à ses attentes, tandis que le prestataire dispose d’objectifs précis à atteindre et d’une compréhension claire des critères de réussite du projet.
Au-delà de l’acceptation initiale du produit, le contrat devrait prévoir des garanties et un support technique pour la durée de vie de la solution. Une période de garantie (par exemple 6 ou 12 mois après la livraison) peut être négociée, durant laquelle toute anomalie ou non-conformité découverte sera corrigée par le prestataire sans coût supplémentaire pour le client. Les modalités de maintenance évolutive et corrective doivent également être définies contractuellement : fréquence des mises à jour du système (par exemple pour s’adapter à l’évolution des données d’entrée ou aux changements technologiques), disponibilité et temps de réponse du support en cas de panne ou de dysfonctionnement, et éventuellement conditions de réentraînement périodique du modèle pour maintenir ses performances. Pour les projets d’IA, qui peuvent nécessiter des ajustements au fil du temps (correction de biais identifiés, amélioration des algorithmes, adaptation à de nouvelles exigences réglementaires ou à de nouveaux marchés), il est important d’anticiper ces évolutions. Un engagement du prestataire à faire évoluer la solution ou à fournir des améliorations selon des modalités convenues (par exemple via un contrat de maintenance séparé ou des commandes additionnelles prédéfinies) permettra à l’entreprise de pérenniser son investissement et de conserver une solution à jour, performante et conforme aux exigences du secteur.
Le régime de responsabilité des parties en cas de problème doit faire l’objet d’une attention particulière. Étant donné le caractère partiellement imprévisible des systèmes d’IA, il est crucial de déterminer à l’avance qui supportera les conséquences en cas de dommages causés par une erreur de l’algorithme, une décision automatisée erronée ou une défaillance du système. Le prestataire cherchera généralement à limiter sa responsabilité financière via des plafonds d’indemnisation et des exclusions de certains types de dommages (indirects, pertes de chance, etc.). Du point de vue de l’entreprise cliente, il convient de veiller à ce que ces limitations restent équilibrées et n’exonèrent pas le prestataire de toute conséquence en cas de manquement grave à ses obligations (par exemple en cas de négligence grave ou de violation des lois). Des clauses d’indemnisation spécifiques peuvent également être prévues, notamment si l’utilisation de la solution d’IA par l’entreprise est susceptible d’engager sa responsabilité vis-à-vis de tiers (par exemple, en cas de recommandation automatique préjudiciable à un consommateur). L’objectif est de couvrir les risques identifiés sans pour autant bloquer le projet par des exigences disproportionnées : un juste milieu doit être trouvé afin que chaque partie assume une part raisonnable des risques liés au projet.
Le domaine de l’IA fait l’objet d’une attention croissante du législateur, avec de nouveaux textes tels que le Règlement européen sur l’IA (AI Act) qui impose des obligations spécifiques selon le niveau de risque des systèmes mis en œuvre. Le contrat doit donc exiger du prestataire qu’il respecte l’ensemble des lois et règlements applicables au projet, qu’ils concernent directement l’IA ou non (lois sur la protection des consommateurs, normes sectorielles, etc.). Par exemple, si la solution déployée est susceptible d’être considérée comme un système d’IA « à haut risque » au sens de la réglementation, le prestataire devra fournir à l’entreprise cliente toute la documentation technique requise, assurer une traçabilité des données et des décisions de l’algorithme, mettre en place un système de gestion des risques, et permettre un contrôle humain approprié sur les résultats. Au-delà de la stricte conformité légale, l’entreprise a intérêt à inclure des exigences éthiques dans le contrat. Cela peut passer par des engagements du prestataire à prévenir et corriger les biais discriminatoires dans les modèles, à respecter des principes de transparence sur le fonctionnement de l’algorithme (explicabilité des résultats), et à aligner la solution avec les valeurs et l’image de marque de l’entreprise du luxe. De tels engagements éthiques et de conformité renforcent la confiance dans la solution déployée et protègent la réputation de l’entreprise, notamment en cas d’audit ou de contrôle externe sur l’utilisation de l’IA.
Enfin, il est primordial de prévoir les conditions de fin du contrat et d’organiser l’après-projet dès la phase de négociation. Des clauses de résiliation devront définir les cas permettant à l’entreprise cliente de mettre un terme anticipé au contrat (par exemple en cas de manquement grave du prestataire, de retard prolongé ou d’échec du projet), les modalités de notification et de préavis, ainsi que les éventuelles conséquences financières (indemnités ou pénalités) d’une telle résiliation. Surtout, une clause de réversibilité est essentielle afin de garantir la continuité des activités de l’entreprise même après la fin de la collaboration. Cette clause doit organiser concrètement la restitution des éléments du projet : remise des données fournies et des données produites, restitution des modèles d’IA entraînés, du code source développé, de la documentation et plus généralement de tous les livrables nécessaires pour exploiter ou faire évoluer la solution en interne ou avec un autre prestataire. Il peut être prévu une période d’assistance technique post-contrat, durant laquelle le prestataire aidera à la transition. L’objectif est d’éviter tout verrouillage technologique (vendor lock-in) et de permettre à l’entreprise de conserver le bénéfice du projet d’IA – connaissances acquises, données enrichies, modèles développés – même en cas de changement de prestataire ou d’évolution stratégique.
En conclusion, une approche juridique rigoureuse dans la conduite de projets d’IA sur mesure constitue une démarche indispensable pour les entreprises du luxe et de la mode. Un contrat bien conçu et équilibré permet non seulement de sécuriser la relation avec le prestataire technologique, mais également de favoriser la réussite du projet en établissant une base de confiance mutuelle.