Les décisions rendues dans le domaine des jeux vidéo - et plus encore à leur distribution - ne sont pas nombreuses.
L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 21 Octobre 2022 dans le litige opposant la société Valve qui anime la plateforme Steam et l’association Union Fédérale des Consommateurs Que Choisir (UFC) (20/15768) est particulièrement intéressant : la Cour d’appel a en effet refusé de déclarer non écrite une clause des conditions générales interdisant aux utilisateurs de revendre un jeu téléchargé sur une plateforme – sans support physique.
Cette question est d’actualité dans une industrie du jeu vidéo en mutation, à un moment où de nombreux consommateurs déclarent encore préférer acheter un jeu sur support physique pour pouvoir le revendre (SELL – L’essentiel du Jeu vidéo - novembre 2022).
La distribution des jeux vidéo initialement limitée à la vente de supports physiques (cassettes, disquettes, cartouches, CD Rom, DVD Rom), s’est progressivement dématérialisée (téléchargement, streaming).
Les joueurs peuvent ainsi télécharger le jeu directement sur leur équipement à partir du site de l’éditeur, du distributeur ou de plateformes ou jouer en streaming (sans téléchargement).
La revente par les utilisateurs des jeux vidéo acquis sur des supports physiques était admise en vertu de la théorie de l’épuisement des droits, qui prive l’auteur de la faculté de s’opposer à la libre circulation d’une œuvre commercialisée avec son accord dans l’Union européenne.
Celle des jeux vidéo téléchargés fait débat.
La Cour de justice avait en effet admis que la théorie de l’épuisement des droits de distribution était applicable aux programmes d’ordinateur mis à disposition pour une durée illimitée par téléchargement (arrêt Used Soft 3 juillet 2012 C128/11) en application de l’article 4-2 de la Directive 2009/24/CE, soumettant ainsi les copies matérielles ou immatérielles d’un programme d’ordinateur au même régime d’épuisement des droits.
Cette solution semble compréhensible à l’ère des NFT, où on admet de plus en plus facilement que des éléments immatériels lorsqu’ils sont uniques, puissent faire l’objet d’une vente définitive et de reventes successives
C’est sans doute au regard de cette décision, que l’UFC avait attrait Valve devant le Tribunal de grande instance de Paris, considérant que devaient être déclarées non écrites, plusieurs clauses des conditions d’utilisation acceptées par les utilisateurs de la plateforme (Steam Suscriber Agreement) et notamment celle interdisant la revente et le transfert de souscriptions acquises par les utilisateurs.
Le Tribunal judiciaire de Paris avait par jugement du 17 septembre 2019, déclaré réputées non écrites 14 de ces clauses et en particulier celle qui permettait à Valve de s’opposer à la revente par ses utilisateurs des jeux téléchargés (sans support physique) sur la plateforme Steam.
Valve a interjeté appel partiel de cette décision et a sollicité son infirmation, visant notamment la clause de ses conditions d’utilisation relative à l’interdiction de revente des copies numériques, estimant que la règle de l’épuisement des droits de distribution ne s’appliquait pas aux copies digitales.
Au même moment, la Cour de justice avait rendu un arrêt remarqué, qui limitait la portée du principe d’épuisement des droits de distribution affirmé par l’arrêt Used soft en refusant de l’appliquer à des livres numériques mis à disposition du public de manière dématérialisée (arrêt Tom Kabinet 19 décembre 2019 – C263-18) en application de l’article 4 de la Directive 2001/29/CE.
La Cour de justice avait alors relevé que l’échange de copies numériques, substituts parfaits des copies neuves, ne nécessitant ni efforts, ni coûts additionnels, pourrait créer un marché parallèle de l’occasion et affecter les intérêts des titulaires de droits.
Dans l’affaire Valve, la Cour d’appel de Paris devait donc décider du régime applicable au jeu vidéo dont découlerait la possibilité ou l’impossibilité de revendre une version digitale téléchargée sur la plateforme Steam.
La Cour a considéré que :
« (…) le jeu vidéo n'est pas un programme informatique à part entière mais une œuvre complexe en ce qu'il comprend des composantes logicielles mais également de nombreux autres éléments tels des graphismes, de la musique, des éléments sonores, un scénario et des personnages dont certains deviennent cultes. (…) ».
« Comme la Cour l'a fait dans l'affaire [F] [J] (point 58) pour le livre, il ne peut être considéré que la fourniture d'un jeu vidéo sur un support matériel et la fourniture d'un jeu vidéo dématérialisé sont équivalentes d'un point de vue économique et fonctionnel, le marché des copies immatérielles d'occasion des jeux vidéos risquant d'affecter beaucoup plus fortement les intérêts des titulaires de droit d'auteur que le marché d'occasion des programmes d'ordinateur. (…) seule la directive 2001/29 est applicable aux jeux vidéos et que la règle de l'épuisement du droit ne s'applique pas en l'espèce, la mise à disposition de jeux vidéos dématérialisés relevant de la notion de la communication au public et non du droit de distribution, sans qu'il soit besoin de transmettre à la CJUE la question préjudicielle ci-avant rappelée, l'application correcte du droit communautaire ne laissant place à aucun doute raisonnable».
Au terme de ce raisonnement, la Cour a écarté l’application de la solution dégagée dans l’arrêt Used Soft et la directive 2009/24, lui préférant celle dégagée dans l’arrêt Tom Kabinet et la directive 2001/29.
La Cour a en conséquence infirmé le jugement qui avait déclaré réputé non écrite la clause interdisant la revente de jeux dématérialisés, sur le fondement du principe de l’épuisement des droits de distribution.
Un pourvoi en cassation n’est bien évidemment pas exclu sur la portée du principe d’épuisement du droit de distribution appliqué aux fichiers numériques.