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Actualité
23/10/23

Le Géoblocage, Steam et le droit de la concurrence

Jeux vidéo en ligne : le Tribunal de l’Union Européenne confirme que le géo-blocage de clés d’activation pour la plateforme Steam a enfreint le droit de la concurrence de l’Union.
Il précise que le droit d’auteur vise à assurer aux titulaires des droits la faculté d’exploiter commercialement les objets protégés en accordant des licences moyennant rémunération, mais ne garantit pas la possibilité de revendiquer la rémunération la plus élevée possible, ni d’adopter un comportement de nature à aboutir à des différences de prix artificielles entre des marchés nationaux cloisonnés.

Le 27 septembre 2023, le TJUE a confirmé la décision de la Commission européenne ayant sanctionné, au titre de l’article 101 du TFUE et de l’article 53 de l’accord sur l’espace économique européen (EEE), les blocages géographiques des clés d’activation mis en œuvre par la société Valve, exploitant la plateforme Steam, avec cinq éditeurs de jeux vidéo.

La société Valve a conclu avec plusieurs éditeurs de jeux vidéo (Bandai, Capcom, Focus Home, Koch Media et ZeniMax) des accords de distribution leur octroyant une licence d’utilisation de la technologie Steam et leur permettant de télécharger leurs jeux vidéo sur les serveurs de cette plateforme.

Pour jouer au jeu, les utilisateurs doivent acquérir une clé d’activation (un code alphanumérique unique) sur la plateforme Steam ou auprès de distributeurs tiers, puis l’activer sur la plateforme Steam.

Selon les accords de distribution, les éditeurs peuvent recourir à un service de blocage géographique leur permettant de restreindre l’activation de cette clé (restriction d’activation) ou d’empêcher l’utilisateur de jouer au jeu (restriction d’exécution), à partir d’un territoire autre que celui autorisé.

Après une enquête d’une durée de 4 ans, la Commission européenne avait condamné 20 janvier 2021 la société Valve et les cinq éditeurs de jeux pour avoir participé à des accords anticoncurrentiels et à des pratiques concertées entre 2010 et 2015 destinés à restreindre les ventes transfrontalières en empêchant les distributeurs de répondre à des demandes non sollicitées de sous distributeurs ou d’utilisateurs, situés en dehors du territoire de certains pays de l’EEE. Le comportement faisant l’objet de la décision attaquée ne concernait que les jeux distribués par les distributeurs tiers au moyen de clé Steam vendues en dehors du Steam store (§32).

Alors que les éditeurs avaient reconnu leur responsabilité dans cette infraction, la société Valve avait contesté sa mise en cause devant la Commission puis formé un recours contre cette décision.

 

1. Le Tribunal retient un « concours de volonté » entre Valve et les éditeurs de jeux vidéo

La société Valve ne contestait pas avoir fourni le clés géo-bloquées, mais faisait valoir qu’aucun accord de volonté n’existait en l’espèce s’agissant d’un comportement unilatéral imputable aux seuls éditeurs de jeux vidéo auxquels elle s’était bornée à fournir une prestation de services.

Cet argument est rejeté par le Tribunal qui juge que la Commission a correctement caractérisé un concours de volonté anticoncurrentiel entre chacun des cinq éditeurs et la requérante qui avait « choisi de mettre en place les fonctionnalités de contrôle (...) et ne pouvait pas ignorer que les clés Steam géo-bloquées étaient destinées à restreindre les importations parallèles ».

La Commission avait également noté que l’instauration de ce mécanisme nécessitait l’intervention et le consentement de  de Valve, et que certains blocages géographiques demandés par des éditeurs avaient été refusés par cette dernière, ce qui démontait selon le Tribunal que la société Valve avait eu un rôle proactif dans la mise en place de cette stratégie et que « ledit comportement n’était pas unilatéral » (§61).

2. Le Tribunal confirme que le géo-blocage enfreint le droit de la concurrence de l’Union

La société Valve faisait ensuite grief à la décision de la Commission de ne pas avoir suffisamment tenu compte du caractère nouveau de l’affaire et du contexte juridique et économique dans lequel s’insérait le comportement en cause.

D’une part, la société Valve critiquait l’application par la Commission d’une jurisprudence qui ne lui semblait pas pertinente car elle impliquait un acteur agissant en tant que revendeur ou distributeur de jeux vidéo, tandis qu’elle se définit pour sa part comme un intermédiaire, fournisseur de service numérique.

Face à ce constat, il était nécessaire selon elle d'identifier une nouvelle catégorie de restriction par objet, ce qui nécessitait une analyse individuelle du comportement concerné, visant à évaluer la nocivité de la pratique en cause. Plus encore, cette analyse devait être opérée de manière restrictive et satisfaire à un niveau de preuve élevé.

Mais pour le Tribunal, le comportement en cause avait pour objet « de restreindre techniquement la circulation des jeux vidéo en cause en dehors de certains territoires de l’EEE aux fins de restreindre les ventes passives de ces jeux », ce qui était profondément contraire à l’objectif du Traité visant à réaliser l’intégration des marchés nationaux par l’établissement d’un marché unique (§172). En effet, la Commission avait relevé lors de son enquête que « ce blocage géographique visait à empêcher que ces jeux vidéo, distribués par le biais de clés Steam sur le territoire de pays de l’EEE à des prix bas, soient achetés par des distributeurs ou des utilisateurs se trouvant sur le territoire d’autres pays de l’EEE où les prix auxquels ces jeux vidéo sont distribués le sont à un prix bien supérieur » (§173).

Ainsi pour le Tribunal, c’est à bon droit que la Commission a pu « constater que le comportement en cause était restrictif par objet » et aboutissait à recloisonner les marchés nationaux en créant une segmentation artificielle du marché intérieur.

D’autre part la requérante reprochait à la Commission de ne pas avoir tenu compte d’éléments contextuels juridiques et économiques essentiels et en particulier des droits de propriété intellectuelle.

La Commission avait considéré dans sa décision que le simple fait qu’un accord contienne des droits de propriété intellectuelle « ne fait pas obstacle à l’application de l’article 101 TFUE ».

Le Tribunal retient également que si le droit de la concurrence européen ne remet pas en question l’existence des droits d’auteur, il peut néanmoins en limiter leur exercice s’ils sont utilisés comme étant « l’objet, le moyen ou la conséquence d’une entente » (§191). Cette distinction entre « existence » et « exercice » d’un droit d’auteur s’applique aussi lorsque les droits sont exploités sous une forme immatérielle, notamment sous la déclinaison d’un service.

En outre, dans la présente affaire, la société Valve soutenait que la commission aurait dû prendre en considération la règle de l’épuisement des droits puisque celle-ci permettait de déterminer « à quel moment une barrière commerciale créée par l’exercice de droits de propriété intellectuelle devient artificielle et arbitraire » (§187).

Pour mémoire, les droits de propriété intellectuelle confèrent un monopole d’exploitation au titulaire qui doit s’articuler avec les principes de libre circulation des marchandises et de la libre concurrence. La règle de l’épuisement des droits - selon laquelle le titulaire de droits de propriété intellectuelle ne peut plus s’opposer à l’importation ou à la commercialisation d’un produit qui a été mis en circulation sur le territoire de l’EEE par lui ou avec son autorisation - était présentée comme constituant un indicateur important.

La société Valve affirmait que les droits des éditeurs sur les jeux vidéo en cause n’étaient pas soumis à l’épuisement des droits. Il sera rappelé qu’elle avait déjà présenté une argumentation similaire devant la Cour d’appel de Paris et que la règle de l’épuisement avait été écartée pour des livres dématérialisés (Cour de Justice de l’Union Européenne - Tom Kabinet  19 décembre 2019 – C263-18).

Le Tribunal a adopté la même position que la Commission en relevant que la règle de l’épuisement des droits d’auteur aux jeux vidéo en cause était inopérante, puis a rejeté l’argument de la société Valve relevant que « la question de savoir si le droit de la propriété intellectuelle n’est pas épuisé ne fait pas obstacle en soi à l’application de l’article 101 TFUE, ni à ce que le comportement en cause puisse constituer une restriction par objet, lorsque l’exercice de ce droit est susceptible de constitue une restriction déguisée du commerce entre Etats membres » (§193).

Le Tribunal juge qu’en l'espèce, le comportement de la société Valve et de chacun des éditeurs – ainsi que les mesures additionnelles adoptées par la société Valve et les éditeurs, destinés à faire respecter des délimitations territoriales autorisées par l’article 6 de la directive droit d’auteur du 22 mai 2001 - vise à limiter les ventes et l’utilisation des jeux vidéo en dehors du territoire de certains pays de l’EEE.

Ainsi que le rappelle le communiqué de presse du TUE :

« Ce géo-blocage visait à empêcher que les jeux vidéo, distribués dans certains pays à des prix bas, soient achetés par des distributeurs ou des utilisateurs se trouvant dans d’autres pays où les prix sont bien supérieurs. (§173);
Ainsi le géo-blocage en cause ne poursuivait pas un objectif de protection des droits d’auteur des éditeurs des jeux vidéo pour PC, mais était utilisé aux fins de la suppression des importations parallèles de ces jeux vidéo et de la protection du niveau élevé des redevances perçues par les éditeurs, voire des marges perçues par Valve » (§202).

Le comportement en cause a eu pour objet de « rendre impossibles les ventes passives et ainsi de supprimer la concurrence, réelle ou potentielle » (§203). À cet égard, le Tribunal a constaté que la requérante percevait une rémunération pour chaque achat effectué sur sa plateforme, de sorte qu’il était dans son intérêt de « limiter les importations parallèles susceptibles d’affecter les ventes sur le Steam Store ».

Pour mémoire, c’est en application de ce même principe que la CJUE a jugé, dans son célèbre arrêt FAPL du 4 octobre 2011, qu’une « licence exclusive conclue entre un titulaire de droits de propriété intellectuelle et un organisme de radiodiffusion constitue une restriction à la concurrence interdite par l’article 101 TFUE dès lors qu’elle impose l’obligation à ce dernier organisme de ne pas fournir de dispositifs de décodage permettant l’accès aux objets protégés de ce titulaire en vue de leur utilisation à l’extérieur du territoire couvert par ce contrat de licence ».
Dans cette affaire, le détenteur des droits de diffusion des rencontres du championnat de football anglais avait tenté d’empêcher l’utilisation par certains cafés-restaurants anglais de cartes de décodeurs étrangères délivrées par un radiodiffuseur grec aux abonnés résidents en Grèce et dont les prix étaient plus avantageux que ceux pratiqués par le radiodiffuseur "Sky", licencié exclusif sur le territoire anglais.

En définitive, le Tribunal approuve la Commission d’avoir estimé que le droit d’auteur, s’il vise à garantir aux titulaires des droits la possibilité d’exploiter commercialement la mise à disposition des objets protégés, en accordant des licences en échange d'une rémunération, ne leur garantit cependant pas d’obtenir la rémunération la plus élevée possible en instaurant des cloisonnements artificiels entre les différents marchés des États membres.

La société Valve dispose d’un délai de deux mois et dix jours à compter de la notification de cet arrêt pour former un pourvoi, limité aux questions de droit, devant la CJUE.

Jean-Daniel BOUHENIC / Philippe BONNET / Hadrien JOLIVET
Image par Canva
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